Ivoire, bois, plastique : dix siècles d'échecs

© Bibliothèque nationale de France
Traité du jeu d'échecs
Charles d'Orléans possède plusieurs manuels de jeux d'échecs, dont cet exemplaire de Nicolas de Nicolaï annoté de sa propre main, rassemblant quelque 290 études de partie d'échecs. Les règles que pratique le duc d'Orléans à la fin du 15e siècle sont, sauf pour la tactique, très proches des règles modernes. Il n'en est pas de même pour les termes utilisés : la tour, la reine et le fou sont encore désignés sous leurs noms anciens, « roc », « fierge », « aufin ».
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De l'ivoire au bois
Le matériau des pièces est intimement lié à la conception que l'on s'est faite du jeu, chaque changement de support inaugure une nouvelle période dans l'évolution des échecs. Jusqu'au 14e siècle les pièces sont construites principalement en ivoire. Dans la symbolique médiévale, cette matière renvoie à l'animal, c'est-à-dire à un monde sauvage et indomptable. Les pièces gardent par là une fougue et une autonomie que l'homme est incapable de maîtriser totalement. Le hasard hante encore l'échiquier, un coup de dés peut parfois décider du cours de la partie.
Les siècles végétaux du bois succèdent à cette période archaïque et animale. Le caractère figuratif des pièces s'efface peu à peu au profit d'une plus grande stylisation. Plus simples, les pièces deviennent aptes à l'abstraction et au calcul. Les échecs, débarrassés progressivement de leur dimension ludique, accèdent au cours du 18e siècle à une honorabilité presque scientifique.
Du plastique à l'écran
Cette longue période de laquelle nous ne sommes pas entièrement sortis s'interrompt pourtant avec l'apparition du plastique et des ordinateurs. C'est une deuxième révolution dans l'histoire du jeu d'échecs qui, ayant écarté le hasard, risque maintenant de se voir dépossédé de son caractère artistique. Car qu'est-ce que le progrès technique des ordinateurs si ce n'est une mise en cause des notions qui rendaient le jeu plus humain : l'intuition, l'art du sacrifice, les critères psychologiques et esthétiques ? Dorénavant, une nouvelle conception du jeu, fondée sur le calcul précis des variantes et leur opération arithmétique, se met en place avec cette matière emblématique de la modernité qu'est le plastique.
Nous sommes loin des soirées monotones du Moyen Âge où les échecs étaient à la mesure d'un temps infini ; aujourd'hui la vitesse électrique des ordinateurs mime le cours vertigineux du monde. Au moment où l'on commence à croire qu'un ordinateur deviendra un jour champion du monde, une question essentielle s'impose : nous orientons-nous vers la technicité définitive du jeu d'échecs ou au contraire vers le premier échec du progrès effréné de la technique ?