Une Passion de la liberté

Bibliothèque nationale de France
L’Amour modeste
« Je brûlais pour elle ; mais son penchant à la littérature m’aurait-il rendu amoureux si je ne l’avais pas trouvée jolie d’avance ? Hélas ! Non. J’aime un ragoût, et je suis friand ; mais s’il n’a pas bonne mine, il me semble mauvais. Le premier objet qui intéresse est la superficie, c’est le siège de la beauté ; l’examen de la forme et de l’intérieur vient après, et s’il enchante, il embrase ; l’homme qui ne s’en soucie pas est superficiel. C’est un synonyme de méprisable en morale. Ce que j’ai trouvé de nouveau en moi, en allant me coucher, fut que dans mes tête-à-tête avec Hébé, de trois ou quatre heures, sa beauté ne me causait pas la moindre distraction. Ce qui me tenait dans cette contrainte n’était cependant ni respect, ni vertu, ni prétendu devoir. Qu’était-ce ? Je ne me souciais pas de le deviner. Je savais seulement que ce platonisme ne pouvait pas durer longtemps, et en vérité, je m’en sentais mortifié ; cette mortification venait de vertu, mais d’une vertu à l’agonie. Les belles choses que nous lisions nous intéressaient si fort que les sentiments d’amour, devenus accessoires, ou secondaires, devaient se taire. Devant l’esprit le cœur perd son empire, la raison triomphe, mais le combat doit être court. Nos victoires nous abusèrent ; nous nous crûmes sûrs de nous-mêmes, mais sur un fondement d’argile ; nous savions d’aimer, mais nous ne savions pas d’être aimés. »
Histoire de ma vie, II, p. 891-892.
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Le Chevalier d’Éon
« … je me suis amusé une heure, écoutant M. d’Éon conter son affaire […]. Un banquier anglais déposa à la banque de Londres vingt mille livres sterling, les proposant au public pour gageure que le chevalier d’Éon était une femme. Une compagnie accepta la gageure ; mais on ne pouvait adjuger la victoire à aucune des parties à moins que M. d’Éon ne se laissât visiter en présence de témoins. On lui avait offert dix mille guinées, mais il s’était moqué des parieurs. Il dit toujours qu’une pareille visite l’aurait déshonoré étant homme, –et étant femme. » (
Histoire de ma vie, III, p. 305.
La gravure le représente habillé en femme, entouré des symboles de la franc-maçonnerie, à laquelle il appartenait.
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Sa devise, Sequere Deum, place le déroulement de sa vie dans la confiance en une puissance supérieure. Dieu bienveillant, Providence, Fortune… Casanova n’est pas tenté par l’athéisme. Il garde de son enfance vénitienne et de son amour pour sa grand-mère la foi religieuse, un ancrage dans la superstition, ses féeries. Ses manipulations d’imposteur, son flirt avec l’illuminisme, ses succès auprès de la duchesse d’Urfé, sont rendus possibles par une profonde ambiguïté dans son rapport à la raison.

Solutio Perfecta
« Je possédais selon elle [Mme d’Urfé], non seulement la pierre, mais le colloque avec tous les esprits élémentaires. Elle me croyait par conséquent maître de bouleverser toute la terre, de faire le bonheur et le malheur de la France, et elle n’attribuait la nécessité où j’étais de me tenir caché qu’à la juste crainte que je devais avoir d’être arrêté et enfermé, car cela, selon elle, devait être immanquable, d’abord que le ministère eût pu parvenir à me connaître. Ces extravagances venaient des révélations que son Génie lui faisait pendant la nuit, et que sa fantaisie exaltée lui faisait croire réelles. M’en rendant compte de la meilleure bonne foi du monde, elle me dit un jour que son génie l’avait convaincue qu’étant femme je ne pourrais pas lui faire obtenir le dialogue avec les Génies, mais que je pouvais, moyennant une opération qui devait m’être connue, la faire passer en âme dans le corps d’un enfant mâle né d’un accouplement philosophique d’un immortel avec une mortelle, ou d’un mortel avec une femme de nature divine. »
Histoire de ma vie, II, p. 97-98
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Un des points clefs sur lequel il s’oppose à Voltaire est la superstition. Il répond à sa volonté progressiste d’une élimination de l’obscurantisme par un constat réaliste : « – Vous pourriez, ce me semble, vous épargner la peine de la [la superstition] combattre, car vous ne parviendrez jamais à la détruire, et quand même vous y parviendriez, dites-moi de grâce avec quoi vous la remplaceriez.1 » Fort de cette confiance en un Dieu énigmatique, Casanova, profondément joueur, ne brusque pas la destinée. Il accepte les décrets du sort, qu’ils lui soient annoncés par une femme ou indiqués par les choses. Il saisit l’occasion.
Il mise sur la rapidité, le déchiffrement immédiat d’une situation. L’intelligence casanovienne est d’ordre physique. Son érudition même n’est pas séparée de son corps. Sa boulimie de savoir, intégrée à son appétit de vivre, participe d’une curiosité illimitée. Il aime apprendre comme il aime danser.

Le carnaval de Venise
« J’ai décidé de me masquer en Pierrot. Il n’y a pas de masque plus propre à déguiser quelqu’un s’il n’est ni bossu, ni boiteux. L’habit large de Pierrot, ses longues manches très larges, ses larges culottes qui lui arrivent aux talons cachent tout ce qu’il pourrait avoir de distinctif dans toute sa taille pour que quelqu’un qui le connaîtrait particulièrement pût le reconnaître. Un bonnet qui couvre toute sa tête, ses oreilles, et son cou cache non seulement ses cheveux, mais la couleur aussi de sa peau, et une gaze au-devant des yeux de son masque empêche qu’on voie s’ils sont noirs ou bleus. »
Histoire de ma vie, I, p. 768.
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Casanova est un séducteur qui, à la différence de Don Juan ou du Valmont des Liaisons dangereuses, accepte de tomber amoureux, adore être subjugué, jouit de perdre le contrôle – jusqu’à un certain point. Quand, après une nuit tumultueuse, il monte à l’aube dans sa voiture, il part seul : « J’ai aimé les femmes à la folie, mais je leur ai toujours préféré ma liberté2 ».
Casanova est celui qui ne se laisse pas emprisonner. Ses différents passages en prison (à Venise, Londres, Madrid, Barcelone, etc.) ne font que confirmer cette force, inflexible. Mais la liberté que chérit Casanova est anarchique, indifférente à la prise de pouvoir. Elle s’accommode de l’inégalité, s’amuse des conduites de ruse et de duplicité, a horreur des motions et des responsabilités, des positions de groupes, du ressentiment, des renversements sanglants, des victoires du peuple. En commençant d’écrire son autobiographie l’année de la Révolution française, Casanova est conscient de tracer en filigrane un autre récit de liberté – une épopée qui ne vaut que pour lui et fait de la quête du bonheur une histoire toujours singulière.

Vue perspective de l’intérieur d’une des salles de la place de Louis-le-Grand
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« Aux abords de Mahabad, écrit Nicolas Bouvier, nous ramassâmes ainsi un vieillard crotté jusqu’aux fesses, qui brassait d’un bon pas la neige fondue et chantait à tue-tête. En s’installant sur le siège du passager, il tira de sa culotte une vieille pétoire qu’il confia poliment à Thierry. Ici il n’est pas séant de conserver une arme en pénétrant chez quelqu’un. Puis il nous roula à chacun une grosse cigarette et se remit à chanter très joliment. Moi, par-dessus tout, c’est la gaieté qui m’en impose3. »
Moi aussi. Et chaque fois que j’ouvre à nouveau Histoire de ma vie, à n’importe quel chapitre, à toute étape de l’aventure, c’est la musique si claire, audacieuse et sans regrets de la leçon de vie casanovienne qui monte en moi et relance mon voyage.