Découvrir, comprendre, créer, partager

Anthologie

Germinal dans le texte

Une sélection d'extraits pour découvrir Germinal, le roman social d'Émile Zola qui livre un témoignage unique sur les conditions de travail effroyables des ouvriers à la mine dans le nord de la France.

La fosse du voreux

Émile Zola, Germinal, 1ère partie, chapitre I, 1885.
 
Étienne Lantier, le fils de Gervaise Macquart et de son amant Auguste Lantier (L'Assommoir, 1877) est à la recherche d'un nouvel emploi. Il parcourt à pieds les dix kilomètres qui séparent Marchiennes de Montsou quand apparaît, au détour d'un chemin, la cheminée d'usine de la fosse du voreux.

Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d'une obscurité et d'une épaisseur d'encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait même pas le sol noir, et il n'avait la sensation de l'immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacées d'avoir balayé des lieues de marais et de terres nues. Aucune ombre d'arbre ne tachait le ciel, le pavé se déroulait avec la rectitude d'une jetée, au milieu de l'embrun aveuglant des ténèbres.

L'homme était parti de Marchiennes vers deux heures. Il marchait d'un pas allongé, grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son pantalon de velours. Un petit paquet, noué dans un mouchoir à carreaux, le gênait beaucoup ; et il le serrait contre ses flancs, tantôt d'un coude, tantôt de l'autre, pour glisser au fond de ses poches les deux mains à la fois, des mains gourdes que les lanières du vent d'est faisaient saigner. Une seule idée occupait sa tête vide d'ouvrier sans travail et sans gîte, l'espoir que le froid serait moins vif après le lever du jour. Depuis une heure, il avançait ainsi, lorsque sur la gauche à deux kilomètres de Montsou, il aperçut des feux rouges, trois brasiers brûlant au plein air, et comme suspendus. D'abord, il hésita, pris de crainte ; puis, il ne put résister au besoin douloureux de se chauffer un instant les mains.

Un chemin creux s'enfonçait. Tout disparut. L'homme avait à droite une palissade, quelque mur de grosses planches fermant une voie ferrée ; tandis qu'un talus d'herbe s'élevait à gauche, surmonté de pignons confus, d'une vision de village aux toitures basses et uniformes. Il fit environ deux cents pas. Brusquement, à un coude du chemin, les feux reparurent près de lui, sans qu'il comprît davantage comment ils brûlaient si haut dans le ciel mort, pareils à des lunes fumeuses. Mais, au ras du sol, un autre spectacle venait de l'arrêter. C'était une masse lourde, un tas écrasé de constructions, d'où se dressait la silhouette d'une cheminée d'usine ; de rares lueurs sortaient des fenêtres encrassées, cinq ou six lanternes tristes étaient pendues dehors, à des charpentes dont les bois noircis alignaient vaguement des profils de tréteaux gigantesques ; et, de cette apparition fantastique, noyée de nuit et de fumée, une seule voix montait, la respiration grosse et longue d'un échappement de vapeur, qu'on ne voyait point.

Alors, l'homme reconnut une fosse.

Émile Zola, Germinal : Paris, Librairie illustrée, 1885-1886.

Mots-clés

  • 19e siècle
  • Littérature
  • Naturalisme
  • Roman
  • Émile Zola
  • Germinal
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmbc3vbmhh091

La première descente au Voreux

Émile Zola, Germinal 1èrepartie, chapitre III, 1885.
Etienne se fait embaucher aux mines de Montsou et découvre des conditions de travail effroyables. Le puits du Voreux est ici personnifié en un monstre noir avalant les mineurs.

Il ne comprenait bien qu'une chose : le puits avalait des hommes par bouchées de vingt et de trente, et d'un coup de gosier si facile, qu'il semblait ne pas les sentir passer. Dès quatre heures, la descente des ouvriers commençait. Ils arrivaient de la baraque, pieds nus, la lampe à la main, attendant, par petits groupes d'être en nombre suffisant. Sans un bruit, d'un jaillissement doux de bèle nocturne, la cage de fer montait du noir, se calait sur les verrous, avec ses quatre étages contenant chacun deux berlines pleines de charbon. Des moulineurs, aux différents paliers, sortaient les berlines, les remplaçaient par d'autres, vides ou chargées à l'avance des bois de taille. El c'était dans les berlines vides que s'empilaient les ouvriers, cinq par cinq, jusqu'à quarante d'un coup, lorsqu'ils tenaient toutes les cases. Un ordre partait du porte-voix, un beuglement sourd et indistinct, pendant qu'on lirait quatre fois la corde du signal d'en bas « sonnant à la viande », pour prévenir de ce chargement de chair humaine. Puis, après un léger sursaut, la cage plongeait silencieuse, tombait comme une pierre, ne laissait derrière elle que la fuite vibrante du câble.

Émile Zola, Germinal : Paris, Librairie illustrée, 1885-1886.

Mots-clés

  • 19e siècle
  • Littérature
  • Naturalisme
  • Roman
  • Émile Zola
  • Germinal
  • Lien permanent
    ark:/12148/mm3q3zkzprc5

La diatribe d'Étienne

Émile Zola, Germinal, 4ème partie, chapitre VII, 1885.
Révolté par les conditions de travail effroyables dans la mine et par la baisse des salaires décrétée par la Compagnie des Mines, Étienne pousse les mineurs à la grève. Celle-ci se durçit jusqu'à aboutir à une tuerie : les soldats tirent sur les manifestants et le vieux Bonnemort, voyant les siens massacrés, s'écroule et devient paralysé. Étienne harangue ici la foule en une ultime diatribe, la plus véhémente.

Il [Étienne] fut terrible, jamais il n'avait parlé si violemment. D'un bras, il maintenait- le vieux Bonnemort, il l’étalait comme un drapeau de misère et de deuil, criant vengeance. En phrases rapides, il remontait au premier Maheu, il montrait toute cette famille usée à la mine, mangée par la Compagnie, plus affamée après cent ans de travail ; et, devant elle, il mettait ensuite les ventres de la Régie, qui suaient l'argent, toute la bande des actionnaires entretenus comme des filles, depuis un siècle, à ne rien faire, à jouir de leur corps. N'était-ce pas effroyable ? Un peuple d'hommes crevant au fond de père en fils, pour qu'on paie des pots de vin à des ministres, pour que des générations de grands seigneurs et de bourgeois donnent des fêtes ou s'engraissent au coin de leur feu ! Il avait étudié les maladies des mineurs, il les faisait défiler toutes, avec des détails effrayants : l'anémie, les scrofules, la bronchite noire, l'asthme qui. étouffe, les rhumatismes qui paralysent. Ces misérables, on les jetait, en pâture aux machines, on les parquait ainsi que du bétail dans les corons, les grandes Compagnies les absorbaient peu à peu, réglementant l'esclavage, menaçant d'enrégimenter tous les travailleurs d'une nation, des millions de bras, pour la fortune d'un millier de paresseux. Mais le mineur n'était plus l'ignorant, la brute écrasée dans les entrailles du sol. Une armée poussait des profondeurs des fosses, une moisson de citoyens dont la semence germait et ferait éclater la terre, un jour de grand soleil. Et l'on saurait alors si, après quarante années de service, on oserait offrir cent cinquante francs de pension à un vieillard de soixante ans, crachant de la houille, les jambes enflées par l'eau des tailles. Oui ! le travail demanderait des comptes au capital, à ce dieu impersonnel, inconnu de l'ouvrier, accroupi quelque part, dans le mystère de son tabernacle, d'où il suçait la vie des meurt-de-faim qui le nourrissaient ! On irait là-bas, on finirait bien par lui voir la face aux clartés des incendies, on le noierait sous le sang, ce pourceau immonde, cette idole monstrueuse, gorgée de chair humaine !
Il se tut, mais son bras, toujours tendu dans le vide, désignait l'ennemi, là-bas, il ne savait où, d'un bout à l'autre de la terre. Cette fois, la clameur de la foule fut si haute, que les bourgeois de Montsou l’entendirent et regardèrent du côté de Vandame, pris d'inquiétude à l'idée de quelque éboulement formidable.

Émile Zola, Germinal : Paris, Librairie illustrée, 1885-1886.

Mots-clés

  • 19e siècle
  • Littérature
  • Naturalisme
  • Roman
  • Émile Zola
  • Germinal
  • Lien permanent
    ark:/12148/mm6q4v42jsq63