Aventuriers et aventure au temps de Casanova

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Marseille : L’Hôtel-de-Ville, du côté du Vieux-Port
« Je suis parti le lendemain, et je suis allé à Marseille sans me soucier de m’arrêter à Aix où réside le Parlement. [...] Allant au hasard, je me suis trouvé sur un quai fort large et très long, où j’ai cru d’être à Venise. Je vois des boutiques, où l’on vendait en détail des vins du Levant et d’Espagne, et où plusieurs qui les préféraient au café ou au chocolat, déjeunaient. Je vois l’empressement ce ceux qui allaient et venaient, qui se heurtaient et qui ne perdaient pas leur temps à demander pardon. Je vois des marchands fermes et ambulants qui offraient au public toute sorte de marchandises, et des jolies filles bien et mal vêtues à côté de femmes à mine effrontée qui paraissaient dire à ceux qui les regardaient : “Vous n’avez qu’à me suivre.” J’en vois aussi de bien parées à l’air modeste qui allaient leur chemin, et qui pour exciter une plus grande curiosité ne regardaient personne.
Il me semble de voir partout la liberté de mon pays natal dans ce mélange que j’observe de toutes les nations, et dans la différence du costume. C’étaient pêle-mêle des Grecs, des Turcs, des Africains, des corsaires qui au moins en avaient la mine, des Juifs, des moines, et des charlatans, et de temps en temps je vois des Anglais, qui ne disaient rien, ou qui parlaient entre eux sans trop regarder personne. »
Histoire de ma vie, II, p. 512-513.
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L’aventure révèle des tensions de la société et la manière dont des comportements hors du commun sont suscités par la volonté de s’intégrer plus que par le refus du normal, au total une économie du hasard. Dans les dictionnaires courants, les registres de l’aventure sont clairement perceptibles : la guerre, l’amour, le romanesque. Dans l’Encyclopédie, l’aventurier se définit sur trois plans : « c’est le nom qu’on donne dans le commerce à un homme sans caractère et sans domicile qui se mêle hardiment d’affaires et dont on ne saurait trop se défier ».

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L’espace social des aventuriers

Montreur de marionnettes (Zaratan / Charlatan)
Cette suite de soixante gravures fut réalisée par Gaetano Gherardo Zompini et publiée pour la première fois par Antonio Maria Zanetti à Venise en 1753. La ville, dont la suprématie commerciale était sur le déclin, connut alors une extraordinaire apogée artistique. Les gravures dépeignent les petits métiers, artisans et artistes, que l’on pouvait croiser dans les rues dans la Venise de Goldoni. Chacune est accompagnée d’un court poème de Don Questini, prêtre de la paroisse de Santa Maria Mater Domini, qui leur donne un savoureux aspect encyclopédique.
L’ouvrage de Gaetano Zompini, rencontra très vite un vif succès : il connut six éditions à Venise et au moins trois à Londres.
Poème (en vénitien) :
Col far balar da un Omo i buratini
E col mostrar sto Privilegio antigo
El mio balsamo vendo ai babuini.
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Ange Goudar, Histoire des Grecs ou de ceux qui corrigent la fortune au jeu
Pierre-Ange Goudar, lié d’amitié avec le marquis de Sade et Casanova, mène une vie aventureuse à Naples, où il ouvre un tripot. Économiste, tricheur, espion de police, “fameux roué” et “sac à diable” (Casanova), Goudar relate dans cet ouvrage l’histoire cynique et facétieuse d’une prétendue “Ligue de l’Industrie”. Cette ébauche de société avait trouvé son origine, sous la Régence, dans la faillite du système de Law, après laquelle les hôtels de Gesvres et de Soissons, hauts lieux de l’agiotage, étaient devenus des académies de jeux plus ou moins tolérées par la police. C’est à cette époque, nous dit Ange Goudar, que se formèrent des “écoles de duperie”, avec leurs professeurs, et leurs élèves surdoués : l’admission se faisait sur présentation de deux parrains et on y apprenait les raffinements de la tricherie.
Toutefois, la “Ligue” échoua car, poursuit l’auteur, on ne peut pas “exiger de la probité de gens qui n’en ont point” : la société des tricheurs finit par sombrer dans la violence et dans l’escroquerie entre comparses. Pour conclure son traité, Goudar imagine ironiquement “un projet d’hôpital pour les Grecs”. La ligue des tricheurs, héritant des contradictions de la société qu’elle entendait duper, ne fut qu’une métaphore du jeu social où tout le monde triche, y compris le Roi et son administration, lesquels se réservaient les profits de la Loterie en dupant les “actionnaires”.
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Mercure tente d’arrêter le cours du temps, représenté par Saturne
«... on me mena dans l’appartement que Mme d’Urfé m’avait ménagé, contigu au sien. [...] Le lecteur s’ennuierait à lire les cirsonstances détaillées de cette entrevue, car il ne trouverait que des disparates dans les raisonnements de cette pauvre femme qui était entichée de la plus fausse et de la plus chimérique de toutes les doctrines, et de ma part des faussetés qui n’avaient aucun caractère ni de vérité, ni de vraissemblance. Absorbé dans le libertinage, et amoureux de la vie que je menais, je tirais parti de la folie d’une femme qui, n’étant pas trompée par moi, l’aurait voulu être par un autre. Je me donnais la préférence, et en même temps, la comédie. »
Histoire de ma vie, III, p. 36
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Réseaux, espace d’insertion, voyages

Le Chevalier d’Éon
“Son esprit vaut son cœur : c’est Pallas elle-même !
Longtemps, on la craignit, et maintenant on l’aime.”
Guichard
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C’est pourquoi le jeu tient dans leur vie une place centrale et un ressort principal. Il les lie à leur protecteur, il les situe dans la sociabilité mondaine des grands et des petits salons, il les confronte à des enjeux d’économie financière pour lesquels ils inventent des projets. Casanova force la porte des grands pour défendre son projet de loterie profitable à l’État. « J’ai mis ma vie sur la carte de pharaon, dit Casanova avant sa fuite de Piombi. » Avec les Grecs d’Ange Goudar, il a démêlé les mécanismes d’une réussite toujours incertaine et comment les procédés des joueurs peuvent être efficaces, entre le calcul et la drogue que procure la chance provoquée, voire aidée. Derrière ces réflexions se profile une réflexion fondamentale pour le siècle : c’est celle qui place l’individualisme et l’entreprise au cœur du changement économique. « Dans le système politique, [les vices] peuvent devenir nécessaires [et] les joueurs sont gens méprisables dans la société, mais utiles à l’État parce que leur oisiveté même est la source d’une industrie que le jeu seul soutient. » Avec Mandeville, Goudar et Casanova, ils tissent une des métaphores les plus solides de la vie humaine et de la redistribution économique par le risque, le hasard, la duperie réglée. Les « Grecs » rendent toujours d’une main ce qu’ils prennent de l’autre.

Le Turc joueur d’échecs
Le Turc mécanique a été offert à l’attention de l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche en 1770, par son constructeur Johann Wolfgang von Kempelen.
Son succès dépend entièrement de l’opérateur, joueur d’échecs émérite sous le personnage du « Turc », qui fait glisser les pièces magnétisées et actionne habilement, depuis son étroite cachette, le bras du joueur d’échecs de façon à ce qu’il pousse ou retire les pions. Il suit la partie avec un système de miroirs, évalue les coups de l’adversaire et manifeste la capacité de « l’automate » à démasquer le tricheur en lui rendant ou en lui soufflant la pièce incriminée. Le présentateur (les propriétaires successifs de la machine de Wolfgang von Kempelen, dont Johann Maelzel et Eugène de Beauharnais) mystifie la compagnie d’invités en dévoilant un ensemble de rouages et de leviers « cachés » derrière les portes et tiroirs du meuble alors que l’opérateur passe d’un coté à l’autre pour ne pas se faire voir. Il déjoue même le regard de l’observateur qui scrute d’éventuels dispositifs magnétiques en fixant sur le côté de la table un gros aimant.
Sources :
– Tom Standage, The Turk: The Life and Times of the Eighteenth Century Chess Player, 2002 et 2003.
– Louis Dutens, Lettres sur un automate qui joue aux échecs, 1772.
© Universitätsbibliothek der Humboldt-Universität zu Berlin, Historiche Sammlungen : 2639 v : F8
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Si la majorité des aventuriers voyagent, c’est le plus souvent par nécessité. Ils sont parfois contraints de se fixer : D’Éon passe les trois quarts de sa vie en Angleterre, le chevalier de Mouhy n’a presque jamais quitté la capitale, créature des ministres et des lieutenants de police. La plupart toutefois sont toujours en route pour assurer leur survie, voire leur sécurité, passant les frontières, hantant les auberges, changeant de nom et d’identité, endossant de nouveaux titres quand cela est nécessaire : chevalier à Paris et ailleurs, Casanova devient baron à Vienne s’il veut être admis dans les sociétés importantes de cette capitale. Les instruments d’identification sont insuffisants pour cerner les protées dans leurs comédies renouvelées. Casanova, dans ses errances, témoigne pour tous, sa vie est le voyage même et c’est un ressort principal d’Histoire de ma vie.

Plan de Paris, dit « plan Turgot »
Michel-Étienne Turgot, à la tête de la municipalité parisienne en tant que prévôt des marchands, décide de commander un nouveau plan de Paris. Il confie ce chantier à Louis Bretez, qui n’est pas cartographe, mais membre de l’Académie des beaux-arts et professeur de perspective. Il lui est demandé une observation précise et fidèle. Bretez dispose pour ce faire d’un mandat l’autorisant à entrer dans les hôtels, les maisons et les jardins.
Le dessinateur travaille pendant deux ans (1734-1736) à représenter en élévation églises, édifices, fontaines, places, monuments publics. Le plan, réalisé à l’échelle 1/400 (2,49 m × 3,18 m), permet de visualiser tous les bâtiments. Il couvre la ville et les faubourgs d’alors, soit les actuels onze premiers arrondissements. En 1736, Claude Lucas grave les vingt et une planches du plan, qui ne paraît qu’en 1739.
Le plan de Turgot est un projet moderne par sa volonté d’imposer l’image de Paris comme modèle universel de la ville-capitale. C’est une véritable opération de communication. Les planches sont reliées en volumes largement diffusés en France et à l’étranger. Ce plan a été souvent réédité – et encore en 1989.
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Pablo Günther a calculé que, de 1734 à 1797, Casanova a parcouru sans doute plus de 65 000 kilomètres à travers toute l’Europe, outre qu’il a frôlé l’Orient dans son jeune âge et connu quelques mois la Russie. L’espace casanovien est celui des capitales, la démarche celle d’un homme qui vit, son esprit celui des villes, y imposant sa marque, le choix du siècle et de la révolution luxueuse des voitures recherchées. Il a englouti une fortune dans ses voyages : on a estimé qu’en son meilleur temps, il a pu dépenser 24 000 livres par an, se donnant les moyens de son confort, de sa rapidité, voire de sa générosité. Les confidences approximatives du mémorialiste soulignent les trois caractéristiques de l’économie des aventuriers de haut vol : l’importance du jeu et de la dépendance des occasions, dons, commissions, secours, paiements de livres, revenus de missions officielles ou officieuses, projets rémunérés ; la dépendance de l’accueil et de l’hospitalité offerte ; enfin, l’imitation forcenée du train de vie de la noblesse. Dans son récit, seules les grandes capitales sont mises en valeur, entre elles le trajet compte peu, sauf par les accidents ou incidents. Sa sociabilité est celle des élites et les lieux qu’il fréquente dans les villes thermales, dans les cités, sont ceux qui attirent par le pittoresque, l’habitude, les convenances : cabarets, promenades, cafés, théâtres, sociétés, fêtes… Le modèle est européen.
République des lettres, aventuriers et littérature
Les chevaliers de fortune ont été des agents actifs de la république des lettres. Par leur culture, par leurs actions, ils en répercutent habitudes et pratiques, ils réussissent à faire de leur vie une occasion d’œuvre d’art, un espace littéraire spécifique, et le ressort de cette transformation est à lire dans l’efficacité que la mobilité leur confère dans les relations sociales et humaines. Sociabilité et cosmopolitisme sont les deux dimensions principales de leur succès. Si l’ennui ne fait pas les aventuriers, il fait l’occasion de leur audience. Ils bénéficient de l’aura des étrangers en général, fascinant par leurs apparences et l’histoire qui souvent les précède.

Le trente-un, ou la maison de prêt sur nantissement
Dans la société des Lumières, l’offre de jeu prend une ampleur considérable : cabarets et billards, académies tolérées et tripots clandestins, bureaux de loterie et jeux de « plein vent » se multiplient, tandis que l’État se réserve le monopole de la Loterie royale. Aux loteries publiques s’ajoutent des loteries « de salon ». Il s’agit ici aussi de parier de l’argent sur la sortie d’un numéro, mais le jeu se déroule autour d’une table, entre un banquier et des parieurs, avec un résultat immédiat. On aura reconnu là le principe de la roulette. Si celle-ci reste à inventer – elle ne se fixe vraiment qu’à la fin de l’Ancien Régime –, ses ancêtres apparaissent sous la forme de jeux simples à numéros, mais qui permettent déjà de miser sur des chances multiples.
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La partie de Wisch
Longtemps considéré comme une pratique dangereuse, souvent condamnée par l’Église, le jeu occupe une place de choix au 18e siècle : jeux de salon et loterie mais aussi jeu social de la conversation, création d’espaces publics par l’aménagement du Palais-Royal ou des Tuileries. Les jeux d’argent, licites ou illicites, envahissent l’espace urbain et gagnent toutes les couches de la société. Grâce aux alliances entre joueurs, les cartes font naître une nouvelle civilité et modifient le paysage ludique, qui se prête à des jeux de séduction. Jouer aux cartes offre aux galants l’occasion de faire leur cour aux dames à force de bons mots et d’idées.
Les archives de la Bastille montrent qu’à Paris 90 % des animateurs de jeux clandestins sont des femmes. Dans les villes moyennes, on peut sans doute conclure à une moindre implication des femmes dans le jeu d’argent, même si l’on trouve à Bordeaux nombre de comédiennes et de danseuses de l’Opéra capables de monter des parties de qualité. À Metz, les femmes ne représentent que 16,5 % des tenanciers, elles sont pour la plupart cabaretière, cafetière, maîtresse de billard et 44 % d’entre elles sont veuves. Paris et les grandes capitales provinciales, en particulier les villes portuaires, offrent un dynamisme économique et une concentration de richesse, un poids démographique, mais aussi une vie mondaine et aristocratique qui permettent plus facilement aux femmes de s’intégrer au monde du jeu illicite.
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Le théâtre du monde
Entre l’accueil et le rejet, les aventuriers trouvent un équilibre fragile dont on découvre les clefs chez ceux qui ont écrit leur vie et qui ont su transformer en œuvre leur transaction avec la société. C’est ainsi qu’ils révèlent, Casanova en tête, les clefs de leur écho, quelquefois de leur succès. Ils ont assimilé les codes exigés, politesse, costume, sens du jeu social, usage des relations. Ils savent manier les demandes et les réponses dans le théâtre de tous ceux qui veulent parvenir, et dans la république des lettres, ils savent fréquenter et imiter ceux qui donnent le ton. Voltaire fait sentir cela dans une lettre : « Jean-Jacques Rousseau est aussi fou que les D’Éon et les Vergy, mais il est plus dangereux » ; au reste, on sait qu’il ne sera pas séduit par Casanova1.

Montreur de vues d’optique (Mondo Novo / Peep Box Operator)
Cette suite de soixante gravures fut réalisée par Gaetano Gherardo Zompini et publiée pour la première fois par Antonio Maria Zanetti à Venise en 1753. La ville, dont la suprématie commerciale était sur le déclin, connut alors une extraordinaire apogée artistique. Les gravures dépeignent les petits métiers, artisans et artistes, que l’on pouvait croiser dans les rues dans la Venise de Goldoni. Chacune est accompagnée d’un court poème de Don Questini, prêtre de la paroisse de Santa Maria Mater Domini, qui leur donne un savoureux aspect encyclopédique.
L’ouvrage de Gaetano Zompini, rencontra très vite un vif succès : il connut six éditions à Venise et au moins trois à Londres.
Poème (en vénitien) :
In sta cassela mostro el Mondo niovo
Con dentro lontananze, eprospetive ;
Vogio un soldo pertesta ; e ghe la trovo.
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La hantise des aventuriers, c’est la paralysie, car seul le mouvement permet de renouveler la demande et l’offre nécessaires à un besoin de société neuve et de changement d’état : Casanova fait entendre cela au terme de sa vie, figée définitivement dans l’immobilité et comme une déchirure décisive dans l’illustration du grand livre du monde, le triomphe du théâtre et des mirages de l’aventure.
Notes
- Voltaire, à propos de Casanova : « Nous avons ici un espèce de plaisant, qui serait très capable de faire une façon de Secchia rapita, et de peindre les ennemis de la raison, dans tout l’excès de leur impertinence. Peut-être mon plaisant fera-t-il un poème gai et amusant, sur un sujet qui ne le paraît guère. »
Provenance
Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition « Casanova. La passion de la liberté » présentée à la Bibliothèque nationale de France en 2011.
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