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Extrait

Malheurs des émigrés (Lettre IX)

Gabriel Sénac de Meilhan, L'Émigré, Lettre IX, tome 1, 1797.
Dans cette lettre adressée au Président de Longueil, le Marquis de Saint Alban, se dit rassuré d'apprendre que celui-ci a pu sauvé une partie de sa fortune. En effet, lors de son périple en Europe, il a pu constater que la plupart des émigrés connaissent un sort malheureux et la perte de leurs biens.

LETTRE IX.

Le Marquis de St. Alban au Président de Longueil

Le Mis de St. Alban
au
Pdt de Longueil.


J’ai reçu au camp Prussien, devant Mayence, votre lettre datée de ***, et elle a mis fin aux inquiétudes extrêmes que j’éprouvais. Vous existez, vous avez sauvé quelques débris de votre fortune, c’est le comble du bonheur dans ces temps de calamités. La plupart de ceux qui ont été assez heureux pour dérober leur vie à la fureur des monstres qui gouvernent la France ne trouvent que la misère dans les pays étrangers. J’ai parcouru plusieurs pays et rencontré des Émigrés dans plusieurs endroits. Là, je les ai vu accueillir d’abord avec mépris et défiance, ensuite j’ai vu la plus barbare cupidité mettre à profit leur ignorance de la langue et l’urgence de leurs besoins ; souvent on les forçait en entrant dans une ville de faire connaître leurs ressources, et quelques uns après avoir ainsi exposé leur misère à tous les yeux, étaient reconduits aux portes de la ville, comme de malheureux mendiants, pour n’y plus rentrer. Il me semble depuis quelques mois être sur un champ de bataille, où l’on ne porte que des regards inquiets dans la crainte de trouver parmi les morts quelques uns de ses amis. La lecture de chaque gazette offre une affreuse liste que je n’ose parcourir qu’en tremblant. La vie la plus retirée, la conduite la plus circonspecte ne peuvent faire échapper à la barbarie de la jurisprudence révolutionnaire. Hélas ! ces biens qui faisaient naguères l’orgueil et les délices des riches sont aujourd’hui, en quelque sorte, autant d’accusateurs qui s’élèvent contre eux ; il en est de même du mérite, des dignités et de l’esprit ; jugez d’après cela, Monsieur, si j’ai dû trembler pour vous ! Quelle affreuse époque pour l’humanité que celle où les avantages qui distinguent les hommes, sont devenus des principes de ruine, et marquent du sceau de la réprobation ceux qui les possèdent. Je me plaisais autrefois à croire des vertus et de la sensibilité au général des hommes, et à regarder le crime et la cruauté comme d’affreuses exceptions ; mais une révolution est une fatale lumière qui découvre l’hideuse nudité de la majeure partie des hommes.

Gabriel Sénac de Meilhan, L'Émigré : Brunsvick, P.F. Fauche et compagnie, tome 1, 1797.
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