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Extrait

La Bête se meurt...

Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, « La Belle et la Bête », Magasin des enfants  ou Dialogue d’une sage gouvernante avec ses élèves, 1798.
Revenue dans sa famille et retenue par ses sœurs jalouses, la Belle a oublié la promesse faite à la Bête de retourner au palais impérativement au bout de huit jours. La dixième nuit, elle voit en songe la Bête couchée dans l'herbe du jardin du palais, se mourant et lui reprochant son ingratitude. Serait-ce là un rêve prémonitoire ?

Cependant Belle se reprochait le chagrin qu’elle allait donner à sa pauvre Bête, qu’elle aimait de tout son cœur ; et elle s’ennuyait de ne plus la voir. La dixième nuit qu’elle passa chez son père, elle rêva qu’elle était dans le jardin du palais, et qu’elle voyait la Bête couchée sur l’herbe et prête à mourir, qui lui reprochait son ingratitude. La Belle se réveilla en sursaut, et versa des larmes. Ne suis-je pas bien méchante, disait-elle, de donner du chagrin à une Bête qui a pour moi tant de complaisance ? Est-ce sa faute si elle est si laide et si elle a peu d’esprit ? elle est bonne, cela vaut mieux que tout le reste. Pourquoi n’ai-je pas voulu l’épouser ? je serais plus heureuse avec elle que mes sœurs avec leurs maris. Ce n’est ni la beauté ni l’esprit d’un mari qui rendent une femme contente, c’est la bonté du caractère, la vertu, la complaisance, et la Bête a toutes ces bonnes qualités ; je n’ai point d’amour pour elle, mais j’ai de l’estime, de l’amitié, de la reconnaissance. Allons, il ne faut pas la rendre malheureuse ; je me reprocherais toute ma vie mon ingratitude. A ces mots la Belle se lève, met sa bague sur la table, et revient se coucher.

A peine fut-elle dans son lit, qu’elle s’endormit, et quand elle se réveilla le matin, elle vit avec joie qu’elle était dans le palais de la Bête. Elle s’habilla magnifiquement pour lui plaire, et s’ennuya à mourir toute la journée, en attendant neuf heures du soir ; mais l’horloge eut beau sonner, la Bête ne parut point. La Belle alors craignit d’avoir causé sa mort ; elle courut tout le palais en jetant de grands cris : elle était au désespoir.

Après avoir cherché partout, elle se souvint de son rêve, et courut dans le jardin vers le canal, où elle l’avait vue en dormant. Elle trouva la pauvre Bête étendue sans connaissance, et elle crut qu’elle était morte. Elle se jeta sur son corps, sans avoir horreur de sa figure ; et sentant que son cœur battait encore, elle prit de l’eau dans le canal, et lui en jeta sur la tête.

La Bête ouvrit les yeux, et dit à la Belle : Vous avez oublié votre promesse ; le chagrin de vous avoir perdue m’a fait résoudre à me laisser mourir de faim ; mais je meurs content, puisque j’ai le plaisir de vous revoir encore une fois. Non, ma chère Bête, vous ne mourrez point, lui dit la Belle, vous vivrez pour devenir mon époux ; dès ce moment je vous donne ma main, et je jure que je ne serai qu’à vous. Hélas ! je croyais n’avoir que de l’amitié pour vous, mais la douleur que je sens me fait voir que je ne pourrais vivre sans vous voir.

A peine la Belle eut-elle prononcé ces paroles qu’elle vit le château brillant de lumière : les feux d’artifices, la musique, tout lui annonçait une fête ; mais toutes ces beautés n’arrêtèrent point sa vue, elle se retourna vers sa chère Bête dont le danger la faisait frémir. Quelle fut sa surprise ! la Bête avait disparu, et elle ne vit plus à ses pieds qu’un prince plus beau que l’Amour, qui la remerciait d’avoir fini son enchantement. Quoique ce prince méritât toute son attention, elle ne put s’empêcher de lui demander où était la Bête. Vous la voyez à vos pieds, lui dit le prince ; une méchante fée m’avait condamné à rester sous cette figure jusqu’à ce qu’une belle fille consentit à m’épouser, et elle m’avait défendu de faire paraître mon esprit. Ainsi il n’y avait que vous dans le monde assez bonne pour vous laisser toucher à la bonté de mon caractère, et en vous offrant ma couronne, je ne puis m’acquitter des obligations que je vous ai. La Belle, agréablement surprise, donna la main à ce beau prince pour se relever.

Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, « La Belle et la Bête », Magasin des enfants  ou Dialogue d’une sage gouvernante avec ses élèves : Lyon,Veuve Rusand, 1798.
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