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Focus

Joachim de Flore

Un esprit en quête des mystères de l’Apocalypse
Les trois âges
Les trois âges

Bibliothèque nationale de France

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Par la puissance et l’originalité de sa pensée comme par son influence décisive sur le millénarisme à la fin du Moyen Âge, Joachim de Flore occupe une place centrale dans l’histoire des interprétations et des usages de l’Apocalypse biblique.

Une recherche de pureté spirituelle

Joachim de Flore est né vers 1132 à Celico, près de Cosenza, en Calabre, dans une famille d’ascendance juive ; fils de notaire au service des rois normands d’Italie du Sud, il embrasse à son tour cette carrière avant de se convertir à l’idéal évangélique et à la vie d’ermite et de moine.

Décisif est le pèlerinage qu’il accomplit en Terre Sainte en 1156-57. À son retour, il s’établit comme ermite près de Palerme, avant de rentrer en Calabre où il revêt l’habit monastique chez les Cisterciens de Sambucina, puis de Corazzo (dont il devient l’abbé en 1177) et enfin de Casamari.

Abbatiale du monastère de San Giovanni in Fiore
Abbatiale du monastère de San Giovanni in Fiore |

Photographie : Samuele1607, wikimedia commons / CC BY-NC-SA

Mais il rompt peu après avec l’ordre, qu’il juge trop éloigné de l’ascétisme austère de ses origines. Il fonde en 1188 un nouveau monastère bénédictin : San Giovanni in Fiore. C’est là qu’il meurt en 1202 après y avoir dicté ses principaux ouvrages, dont, entre 1184 et 1199, un commentaire de l’Apocalypse (Expositio super Apocalypsim). La révélation de Jean de Patmos joue un rôle central dans tous ses ouvrages dédiés à l’interprétation de la Bible : le Livre de la concorde du Nouveau et de l’Ancien Testament, le Psaltérion à dix cordes, le Traité sur les quatre Evangiles, le Livre des Figures.

Bien que moine, Joachim n'est pas indifférent aux affaires du monde : il est consulté par les puissants, comme le roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion, rencontré à Messine en 1190, l’empereur Henri VI et son épouse Constance, sur la signification de divers présages observés lors de la croisade ; surtout, il recherche et obtient le soutien des papes successifs, Lucius III, Urbain III, Clément III. Cela ne l’empêche pas de devoir se défendre à la fin de sa vie du soupçon d’hérésie qui pèse sur lui, dans sa Lettre testamentaire (1200) destinée au pape Innocent III (1198-1216).

Un renouvellement de la pensée de saint Augustin sur l’eschatologie

La pensée de Joachim s’inscrit dans la tradition de l’eschatologie chrétienne entamée par saint Augustin, mais il en renouvelle profondément la démarche. S’il ne renonce pas à l’interprétation rationnelle des Écritures, il la combine avec une approche mystique et symbolique ancrée dans l’exercice quotidien de la psalmodie et de la contemplation monastiques.

Donc, afin que nous puissions plus facilement, nous qui demeurons encore dans la plaine, nous élever, avec l’aide de Dieu, jusqu’à la contemplation des très hauts mystères, il est indispensable de saisir en entier toute la matière du livre.

Joachim de Flore, Commentaire de l’Apocalypse, 1198-1199

Sa conception de l’histoire de l’Église s’inscrit dans le schéma augustinien des six âges du monde depuis la Création, le dernier âge, en cours, allant du Christ au Jugement dernier. Cependant, il le réorganise en s’inspirant du dogme de la Trinité, qui postule que Dieu n’est composé que d’une seule substance, mais de trois personnes : le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

Schéma sur la Trinité
Schéma sur la Trinité |

Bibliothèque nationale de France

Pour Joachim, l’histoire voit se succéder, et se chevaucher, trois « états » (status) :

  • le premier est identifié au Père et à l’Ancien Testament, aux juifs et aux hommes mariés (conjugati), engagé dans une vie temporelle et charnelle ;
  • le second, qui commence dès le roi de Juda Ozias dans l’Ancien Testament, est identifié au Fils et au Nouveau Testament, à l’Église et aux clercs (clerici
  • le troisième, qui est à venir, mais qui se dessine depuis saint Benoît, fondateur du monachisme au début du 6e  siècle, est identifié à l’Esprit, à son « nouvel Évangile » et aux moines (monachi) qui doivent devenir de plus en plus semblables aux anges : il leur revient de préparer, dans le redoublement des persécutions prévisibles, l’avènement du Christ-Juge, la seconde Parousie annoncée par l’Apocalypse de Jean.

Suivant ce même principe, le temps qui fut avant la Loi est assigné au Père, le temps sous la Loi au Fils et le temps de la Grâce au Saint-Esprit.

Joachim de Flore, Commentaire de l’Apocalypse, 1198-1199

Un prophétisme des nombres

Tout le flux de l’histoire, réorienté par l’Incarnation du Christ, converge à présent vers le point ultime du Jugement dernier. Il est rythmé métaphoriquement, suivant le récit de l’Apocalypse, par l’ouverture successive des sept sceaux, à laquelle répondent dans l’histoire, d’une part la succession des générations et des persécutions dans l’Ancien Testament (avec les prophètes et face à eux les rois païens ennemis d’Israël) et d’autre part, leurs correspondants dans l’histoire de l’Église, les bons souverains chrétiens (tels Constantin et Charlemagne) et les ennemis du Christ (du roi Hérode à Mahomet jusqu’à Saladin aujourd’hui).

[Le livre de l’Apocalypse] est la clé des livres anciens, il fait connaître les temps futurs, ouvre les scellés, détecte les secrets.

Joachim de Flore, Commentaire de l’Apocalypse, 1198-1199

Arbres des 42 générations
Arbres des 42 générations |

© Corpus Christi College, Oxford

Non seulement Joachim professe une connaissance fine des Écritures et de l’histoire profane, mais il se livre aussi à une analyse minutieuse des chiffres et des nombres livrés par la Bible : il y a deux Testaments, trois « états », sept sceaux ; en multipliant ces chiffres, il obtient le nombre de quarante-deux, qui correspond au nombre des « générations » de trente ans chacune se partageant à parts égales l’histoire avant et depuis la venue du Christ. Ainsi le nombre total des années écoulées et à venir jusqu’à la venue future de l’Antéchrist serait de 42 × 30 = 1260 ans.

Mais de ce nombre, Joachim évite prudemment de faire une date : du reste, s’il énumère la succession des règnes des papes, il ne va pas au-delà du trente-neuvième, Alexandre III (mort en 1181), en laissant ouvert le contenu des trois dernières générations.

Toutes ces spéculations occupent des textes sur lesquels Joachim est sans cesse revenu pour rectifier et compléter sa pensée, et des diagrammes foisonnants nommés figurae, saturés d’inscriptions explicatives et prenant les formes de cercles, d’instruments de musique (dont le psaltérion qui a donné son nom à l’un de ses traités), d’aigles dont les ailes et les plumes supportent les diverses énumérations, d’arbres ascendants et descendants dont les embranchements rythment la succession dans le temps des générations et des persécutions.

Aigle de la contemplation
Aigle de la contemplation |

Bibliothèque nationale de France

Arbre-aigle
Arbre-aigle |

© Corpus Christi College, Oxford

La postérité : entre renouvellement de l’Église et répression

Si l’exégèse trinitaire de Joachim de Flore, déjà de son vivant, a éveillé des soupçons d’écart par rapport au dogme, c’est surtout l’usage postérieur de ses écrits qui a mis l’Église à feu et à sang.

Dès sa mort circulent des écrits apocryphes qui prédisent, sous son nom, l’avènement imminent du règne de l’Esprit. Il ne s’écoule qu’une quinzaine d’années entre la mort de Joachim et la fondation par François d’Assise d’un nouvel ordre religieux prétendant incarner l’idéal de la vie apostolique de origines et de la pauvreté évangélique : les Franciscains. Une partie d’entre eux, se nommant les Spirituels ou les Fraticelles (les petits frères), s’identifient bientôt aux monachi du troisième « état » joachimien, censés préparer l’avènement du règne de l’Esprit et mettre fin aux compromissions de l’Église avec le monde profane.

Procession contre la peste
Procession contre la peste |

Bibliothèque nationale de France

Passant outre aux prudences de Joachim, le nombre 1260 devient une date, l’échéance fébrilement attendue de la fin du monde. Le jour venu, pour la première fois, des foules de flagellants (battuti), à Pérouse puis ailleurs en Italie et en Allemagne, se livrent à de spectaculaires et sanglantes manifestations publiques de pénitence.

En Lombardie, le franciscain Gerardo di Borgo San Donnino publie un Livre introductif à l’Évangile éternel assimilant saint François à l’ange du sixième sceau de l’Apocalypse. Il est taxé d’hérésie, tandis qu’à Bologne certains de ses disciples sont condamnés au bûcher. À Parme, un laïc que les franciscains avaient refusé d’accueillir parmi eux, Gerardo Segarelli, fonde un groupe d’« Apôtres » mêlant femmes et d’hommes laïques qui usurpent le monopole clérical de la prédication. Il est arrêté et brûlé en 1300.

Saint Dominique et hérétiques
Saint Dominique et hérétiques |

Bibliothèque nationale de France

Son disciple Dolcino de Novare accentue encore la critique de la papauté après que Célestin V, le « pape angélique » en qui les Spirituels avaient placé leurs espoirs, a été brutalement écarté et remplacé par l’ennemi juré des Spirituels, Boniface VIII (1294-1303). Il est lui aussi capturé et exécuté à Vercelli en 1307, après que les papes ont prêché la croisade à son encontre.

Ces péripéties dramatiques n’avaient été ni voulues ni prédites par Joachim de Flore, mais elles confirment a posteriori la puissance et la malléabilité de ses idées dans une société chrétienne rendue depuis longtemps réceptive aux prophéties apocalyptiques.

Aller plus loin

  • Claude Carozzi et Huguette Taviani-Carozzi, La fin des temps. Terreurs et prophéties au Moyen Âge, Paris : Flammarion, 1999, pp. 177-242. À la BnF.
  • Marjorie Reeves, Beatrice Hirsch-Reich, The “Figurae” of Joachim of Fiore, Oxford : Clarendon Press, 1972. À la BnF.
  • Marco Rainini, Disegni dei tempi. Il « Liber Figurarum » e la teologia figurativa di Gioacchino da Fiore, Rome, Viella, 2006. À la BnF.
  • Jean-Claude Schmitt, Les rythmes au Moyen Âge, Paris, Gallimard (Bibliothèque illustrée des histoires), 2016, pp. 521-530. À la BnF.