Goethe, Faust, la Damnation

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L'Église
Après avoir présenté l'œuvre, mais en oratorio (en 1897 et 1906), l'Opéra de Paris se décide timidement en 1910 à réaliser La Damnation de Faust, décalque scénique de celle du théâtre de Monte-Carlo. Principalement centrés sur l'adaptation de l'œuvre à la scène, les commentaires englobent, dans une même problématique réactive, la réutilisation des décors. Victor Debray, dans Le Courrier musical du 1er juillet 1910, vitupère contre « un rapiéçage de vieux décors ». En effet, une même décoration a été utilisée pour des actes et tableaux différents afin de permettre une fluidité de la mise en scène : le décor de La Taverne est aussi celui du Cabinet de Faust puis de L'Église grâce à un changement d'accessoires ou un levé de tulles. En revanche des décors ont déjà fait les beaux jours de certains opéras : ainsi, la taverne d'Auerbach rappelle étrangement le décor du premier acte de L'Africaine. De plus, le décor de l'acte du Ciel est déclaré esthétiquement inacceptable. Les photographies des maquettes construites, réalisées à l'atelier des décors, sont une trace tangible de ce style réaliste et néo-gothique. Dans ce même article du Courrier musical, Debray conclut : « Avec son souci descriptif, Berlioz a su mettre dans sa musique plus de chose qu'un décor n'en peut montrer. »
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Faust dans son cabinet
Désespérant d'atteindre la vérité malgré son savoir, Faust songe au suicide dans un long monologue. Delacroix n'en retient qu'un vers : « Pauvre crâne vide, que me veux-tu dire avec ton grincement hideux ? » Le crâne est posé en pleine lumière, sur les livres, éclairé par la lueur d'une chandelle. Faust le contemple, la jambe négligemment appuyée sur le tabouret. Face à lui, le savant est frère d'Hamlet, l'autre grande figure du romantisme.
Les « remarques » esquissées dans la marge sont des essais purement graphiques. Ils seront effacés dans la version définitive de l'estampe.
Texte de Goethe traduit par Gérard de Nerval
Faust (seul) : Comme toute espérance n'abandonne jamais une pauvre tête ! Celui-ci ne s'attache qu'à des bagatelles, sa main avide creuse la terre pour chercher des trésors ; mais qu'il trouve un vermisseau, et le voilà content.
Comment la voix d'un tel homme a-t-elle osé retentir en ces lieux, où le souffle de l'esprit vient de m'environner ! Cependant, hélas ! je te remercie pour cette fois, ô le plus misérable des enfants de la terre ! Tu m'arraches au désespoir qui allait dévorer ma raison. Ah ! l'apparition était si gigantesque, que dus vraiment me sentir comme un nain vis-à-vis d'elle [...] Je n'égale pas Dieu ! Je le sens trop profondément ; je ne ressemble qu'au ver, habitant de la poussière, au ver, que le pied du voyageur écrase et ensevelit pendant qu'il y cherche une nourriture.
N'est-ce donc point la poussière même, tout ce que cette haute muraille me conserve sur cent tablettes ? toute cette friperie dont les bagatelles m'enchaînent à ce monde de vers ? ... Dois-je trouver ici ce qui me manque ? Il me faudra peut-être lire dans ces milliers de volumes, pour y voir que les hommes se sont tourmentés sur tout, et que çà et là un heureux s'est montré sur la terre ! – ô toi, pauvre crâne vide, pourquoi sembles-tu m'adresser ton ricanement ? Est-ce pour me dire qu'il a été un temps où ton cerveau fut, comme le mien rempli d'idées confuses ? qu'il chercha le grand jour, et qu'au milieu d'un triste crépuscule il erra misérablement dans la recherche de vérité ? Est-ce pour me dire qu'il a été un temps où ton cerveau fut, comme le mien, rempli d'idées confuses ? qu'il chercha le grand jour, et qu'au milieu d'un triste crépuscule il erra misérablement dans la recherche de la vérité ? Instruments que je vois ici, vous semblez me narguer avec toutes vos roues, vos dents, vos anses et vos cylindres ! J'étais à la porte, et vous deviez me servir de clef. Vous êtes, il est vrai, plus hérissés qu'une clef ; mais vous ne levez pas les verrous. Mystérieuse au grand jour, la nature ne se laisse point dévoiler, et il n'est ni levier ni machine qui puisse la contraindre à faire voir à mon esprit ce qu'elle a résolu de lui cacher. Si tout ce vieil attirail, qui jamais ne me fut utile se trouve ici, c'est que mon père l'y rassembla. Poulie antique, la sombre lampe de mon pupitre t'a longtemps noircie ! Ah ! j'aurais mieux fait de dissiper le peu qui m'est resté, que d'en embarrasser mes veilles ! – Ce que tu as hérité de ton père, acquiers-le pour le posséder . Ce qui ne sert point est un pesant fardeau, mais ce que l'esprit peut créer en un instant, voilà ce qui est utile ! [...] Pourquoi donc mon regard s'élève-t-il toujours vers ce lieu ? Ce petit flacon a-t-il pour les yeux un attrait magnétique ? [...] Je te salue, fiole solitaire que je saisis avec un pieux respect ! en toi, j'honore l'esprit de l'homme et son industrie. Remplie d'un extrait des sucs les plus doux, favorables au sommeil, tu contiens aussi toutes les forces qui donnent la mort ; accorde tes faveurs à celui qui te possède ! Je te vois, et ma douleur s'apaise ; je te saisis, et mon agitation diminue, et la tempête de ton esprit se calme peu à peu ! Je me sens entraîné dans le vaste Océan, le miroir des eaux marines se déroule silencieusement à mes pieds, un nouveau jour se lève au loin sur les plages inconnues [...]
Voici une liqueur que je dois boire pieusement, elle te remplit de ses flots noirâtres ; je l'ai préparée, je l'ai choisie, elle sera ma boisson dernière, et je la consacre avec toute mon âme, comme libation solennelle, à l'aurore d'un jour plus beau. (Il porte la coupe à sa bouche. Son des cloches et chants des chœurs.)
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La légende de Faust s'est édifiée sur un personnage qui aurait réellement existé au début du 16e siècle, charlatan, astrologue, qui se rendit célèbre en faisant des miracles : il pratiquait l'art des magiciens. Une première histoire anonyme, qui devient vite très populaire, est publiée en 1587 à Francfort : Faust vend son âme au démon Méphistophélès en échange du savoir, des biens et plaisirs terrestres. Le dramaturge anglais Christopher Marlowe transpose le récit vers 1590 (La Tragique Histoire du docteur Faust). Empreint de l'esprit de la Renaissance, animé d'un esprit de rébellion, son Faust exalte le triomphe de la raison et la quête du savoir, mais finit, au terme de sa vie, par implorer le ciel de sauver son âme. Par la suite et jusqu'à la fin du 18e siècle, Faust est le sujet d'innombrables spectacles de marionnettes (Faustpuppenspiele), où la farce prend le pas sur le drame. En 1791, Friedrich Maximilian von Klinger s'empare du héros et écrit un roman : Vie, exploits et descente aux Enfers de Faust. Klinger était l'un des fondateurs du mouvement littéraire romantique allemand Sturm und Drang (nom de l'une de ses tragédies, Tempête et Élan), créé dans les années 1770 en réaction contre le classicisme ; Goethe et Schiller en furent les chefs de file. À son tour, Goethe s'attaque à la légende et y travaillera de 1773 à 1832. Une version primitive, Urfaust, paraît en 1773, où l'écrivain exprime ses rêves et ses révoltes, son goût pour la magie et l'alchimie. En 1808 est publiée la première partie de la tragédie. Le pacte prend la forme d'un pari : Méphisto parviendra-t-il à pervertir Faust ? Celui-ci incarne l'homme romantique, pris entre le désir de s'adonner au plaisir immédiat et le goût de plus hautes aspirations. Goethe termine sa tragédie par la publication d'une deuxième partie en 1832. Dans une longue quête symbolique du savoir, Faust traverse de multiples aventures extraordinaires et, à sa mort, son âme échappe à Méphisto. L'œuvre de Goethe est la plus célèbre version de la légende et elle a largement contribué à l'édification du mythe, qui sera repris maintes fois, sous les formes les plus diverses, dans la littérature, le théâtre et le cinéma.
Huit Scènes de Faust

Chevauchée de Faust et de Méphistophélès devant le gibet de Montfaucon
« La nuit, en plein champ. Faust et Méphistophélès galopant sur des chevaux noirs », porte le texte de Goethe. « Plaines, montagnes et vallées, La course à l'abîme, Faust et Méphistophélès galopant sur deux chevaux noirs », porte la scène XVIII de la partition de La Damnation. Les six répliques échangées par les deux personnages pendant cette chevauchée nocturne, qui évoquent des sorcelleries, deviennent chez Berlioz le moment capital, inventé par le compositeur, au terme duquel le héros, damné, sera entraîné aux enfers. Aussi Berlioz ne ménage-t-il pas les effets : un rythme obsédant des cordes évoque la cavalcade infernale, à laquelle se mêle un chœur de paysans dont les deux chevaux dérangent les cantiques. Les « monstres hideux » et les « grands oiseaux de nuit », les « squelettes dansants » sont illustrés par les notes graves des trombones accompagnés des bassons, clarinettes, ophicléides et tubas. Toujours sarcastique, Méphisto, tandis qu'il l'entraîne à son insu vers l'abîme, conseille à Faust effrayé : « Pense à sauver sa vie et ris-toi des morts ! » La chute dans le gouffre est accompagnée d'un silence d'autant plus saisissant qu'il a été préparé par une progression de toutes les forces de l'orchestre vers le tutti fortissimo.
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Berlioz découvre le premier Faust de Goethe dans la traduction de Gérard de Nerval (1828) : « Le merveilleux livre me fascina de prime abord. » Il est séduit par le thème, la forme, la philosophie de la nature et ce héros qui incarne l'esprit romantique : passionné, curieux de connaissance, courageux et désespéré. Berlioz a immédiatement le désir de mettre en musique les parties versifiées. Les Huit Scènes de Faust à peine achevées, il les fait éditer à ses frais sans même en avoir entendu une note. Chacune des huit scènes porte, en tête, une citation de Shakespeare et chacun des huit titres est accompagné d'un commentaire sur le ton : « Chants de la fête de Pâques. Caractère religieux et solennel », « Paysans sous les tilleuls. Gaieté franche et naïve », « Chanson de Méphistophélès. Raillerie amère », « Romance de Marguerite. Sentiment mélancolique et passionné », etc. Berlioz en envoie un exemplaire à Goethe qui, prenant avis du compositeur Zelter dont la réaction est violemment négative, ne répondra jamais. Il juge lui-même sa partition « incomplète et fort mal écrite » et la retire.
La Damnation de Faust, une légende dramatique

La Damnation de Faust
Jacques Rouché, directeur de l'Opéra de Paris, est à l'affût d'innovations scéniques. Réfléchissant depuis quelques années sur une possibilité de monter La Damnation de Faust, l'auteur de L'Art théâtral moderne fait appel à un peintre hongrois ayant travaillé sur les scènes de Berlin, Ernest Klausz, pour traduire visuellement l'œuvre sans trahir le poème musical. Rouché prend soin d'indiquer que cette légende dramatique est donnée dans la version exacte de Berlioz. Pour Rouché, la nouveauté vient, grâce à cette réalisation décorative, de l'irruption du cinéma au palais Garnier. La fantasmagorie rejoignant l'illusion théâtrale, les projections restituent, dans des scènes comme La Course à l'abîme, la part de rêve nécessaire. Les planches gouachées de Klausz en sont l'ébauche et offrent parfois une vision proche de l'expressionnisme allemand. Cependant, cette mise en image reçut un succès mitigé. Klausz, apôtre de « l'Art en mouvement », estimait que cette réaction provenait du choix de la demi-mesure. Rouché a conservé, contrairement à l'emploi exclusif des projections dans les théâtres allemands, l'ancien dispositif théâtral : un cadre, drapé de rideaux noirs, et deux niveaux, comme on les retrouve dans les mises en espace d'Appia, sur lesquels évoluent les personnages de cette légende dramatique.
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En 1845, Berlioz décide de s'atteler à une nouvelle œuvre sur la légende de Faust et d'en faire un « opéra de concert ». Il reprend les Huit Scènes, dont il conserve toutes les mélodies, et qui deviennent le cadre de La Damnation. Il est aidé du librettiste Almire Gandonnière, ami de Nerval, mais il écrira lui-même la plus grande partie des textes. C'est en voyage, dans les divers moyens de transport, partout où il se trouve, qu'il va composer paroles et musique : « Ce fut pendant ce voyage en Autriche, en Hongrie, en Bohême et en Silésie que je commençai la composition de ma légende de Faust, dont je ruminais le plan depuis longtemps. » Ainsi écrit-il en malle-poste allemande l'hymne à la nature, inspiré des vers de Goethe.
Une fois lancé, je fis les vers qui me manquaient au fur et à mesure que me venaient les idées musicales, et je composai ma partition avec une facilité que j'ai bien rarement éprouvée pour mes autres ouvrages.
Le succès de son orchestration de la Marche de Rakoczy l'incite à l'insérer dans la partition. Pour justifier cet emprunt, il place son héros au début de l'action en Hongrie. À la critique qui lui est faite de cette délocalisation de Faust, Berlioz répond simplement : « Je ne vois pas pourquoi je m'en serais abstenu, et je n'eusse pas hésité le moins du monde à le conduire partout ailleurs s'il en fût résulté quelque avantage pour ma partition. » Il termine son œuvre à Paris, au printemps 1846 ; il en est satisfait : « Je regarde cet ouvrage comme l'un des meilleurs que j'aie produits. »

Marguerite
Importée à l’Opéra de Paris, l’adaptation scénique de Raoul Gunsbourg reçoit, en raison de ce qui est considéré comme un outrage à l’œuvre originale, un accueil défavorable. La Revue musicale du 15 juin 1910 tonne contre ce « vandalisme musical », cette intention d’ « épater le bourgeois », trouvant « que c’est plus joli quand il y a des costumes et des décors ». Pourtant, en dépit de ces formulations très hostiles, les costumes de Pinchon sont d’un conformisme et d’une joliesse sans extravagance. Pinchon, ayant obtenu le titre de directeur artistique au palais Garnier, est, à cette époque, le réalisateur obligé des costumes. Son trait de plume, issu de la lignée de dessinateurs de l’Opéra du 19e siècle, est fin et adroit. Les dessins de costumes de Marguerite et de Faust semblent sortir d’une imagerie attendue, mais Pinchon offre dans son personnage de Marguerite, différent du plus convenu Faust, une présentation historique de la jeune fille sensible et touchante.
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Méphisto
L'histoire de la création scénique de La Damnation de Faust commence en 1893, au théâtre de Monte-Carlo. 1905 marque une de ses nombreuses reprises avec une nouveauté : les « projections lumineuses » d'Eugène Frey. Dès 1901, Maurice Renaud remplace le célèbre Léon Melchissédec dans le rôle de Méphistophélès. Il campe ce personnage avec une grande conviction ténébreuse. Marcel Mültzer lui dessine des costumes mettant en valeur une silhouette qui va devenir fameuse. Sur ces dessins, le costumier a noté à la plume les indications pour l'atelier de costumes. Ainsi, « le manteau en / demi lune, dont les bords sont découpés / en dent de flamme ». La datation de cette esquisse de costume s'établit grâce aux noms des interprètes écrits au dos des maquettes, dont celui de Géraldine Farrar pour le rôle de Marguerite qu'elle n'a joué qu'en 1905. Cette délicieuse cantatrice américaine est découverte, cette année-là par Raoul Gunsbourg, initiateur honni de la forme scénique de cette œuvre.
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La première représentation de La Damnation de Faust a lieu à l'Opéra-Comique en décembre 1846, dans la plus parfaite indifférence : le public n'est pas venu. Berlioz aura plus de chance avec la Russie et l'Allemagne où l'accueil est très chaleureux ; il y donne d'abord les deux premières parties de l'ouvrage, puis l'intégralité qui connaît un triomphe à Berlin en 1847. Cet opéra qui, à l'origine, n'était pas destiné à être mis en scène, est aujourd'hui souvent représenté.