Réinventer les Lumières

© L’association, avec l’aimable autorisation de l’auteur
Des photos, il en faisait tous les jours...
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Combattre les obscurantismes d'aujourd'hui
Il s'agit bien d'un dévoiement et d'une perversion du programme des Lumières, et non de ses conséquences inéluctables, comme feignent de le croire ses adversaires. C'est pourquoi le combat contre ces détournements peut être mené en partant de ce même programme, et s'ajouter donc à celui que les Lumières avaient engagé depuis leur début et qu'elles sont appelées à poursuivre toujours : contre l'obscurantisme, l'autorité arbitraire et le fanatisme. Il est nécessaire de combattre les adversaires venus d'horizons eux-mêmes opposés, et la preuve que ce combat est possible était déjà donnée au siècle des Lumières.
Un Montesquieu était bien conscient que les principes mêmes pour lesquels il se battait pouvaient devenir néfastes, il mettait en garde contre l'excès de la raison et les nuisances de la liberté. Il se comparait par conséquent aux habitants du second étage d'une maison, qui, disait-il, « sont incommodés par le bruit d'en haut et par la fumée d'en bas ». Un Rousseau, de son côté, savait bien que, à peine arrêté son débat avec les dévots, il devait engager celui contre « le moderne matérialisme ».

Berlinische Monatsschrift
La question « Qu’est-ce que les Lumières ? » posée par le pasteur Zöllner, membre de la « Société du mercredi », la société berlinoise des amis des Lumières dont la Berlinische Monatsschrift était la revue, y est publiée en décembre 1783. Mendelssohn répond en septembre 1784 en définissant les importants concepts de Kultur et de Bildung et, toujours défiant des abus, souligne que les lumières de l’homme peuvent entrer en conflit avec celles du citoyen. De son côté, dans sa célèbre réponse publiée en décembre, Kant caractérise le mouvement des Lumières comme l’émancipation de la personne humaine par la connaissance, l’autonomie intellectuelle étant le signe de la dignité de l’humain : « Les lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre […]. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des lumières […]. Or, pour répandre ces lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et à vrai dire la plus inoffensive de toutes les manifestations qui peuvent porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. »
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
Ce qui a changé n'est pas l'existence de ces deux fronts mais leur importance relative : l'ennemi qui s'appuie sur les acquis des Lumières était hier moins menaçant que celui qui les attaque de l'extérieur ; c'est le contraire qui est vrai aujourd'hui. Pourtant, les deux dangers restent toujours présents et ce n'est pas un hasard si, de nos jours, une association qui se réclame de l'esprit des Lumières a choisi de se définir par une double négation : « Ni putes ni soumises ». Il n'est pas vrai qu'on soit obligé d'embrasser l'une des voies si l'on refuse l'autre : reste ouverte aussi celle de l'autonomie, de l'humanisme, de l'universalité.
Éclairer l'époque par l'examen critique
Nous ne pouvons aujourd'hui « retourner » aux Lumières : leur monde n'est pas le nôtre. Mais nous ne devons pas pour autant les renier, comme ont voulu le faire les révolutionnaires et les anti-humanistes du siècle dernier. C'est plutôt d'une refondation des Lumières que nous avons besoin, qui préserve l'héritage du passé mais en le soumettant à un examen critique, comme les Lumières nous ont appris à le faire, en les confrontant lucidement à leurs conséquences désirables et indésirables : en critiquant les Lumières nous leur restons fidèles et mettons en œuvre leur propre enseignement. Nous avons besoin de cette pensée en action car, répétons-le, contrairement à ce qu'espéraient certains de leurs représentants, l'humanité n'a pas atteint, depuis, l'âge de la majorité. Pire, nous savons maintenant qu'elle ne le fera jamais mais pourra seulement y aspirer. Là encore, ce n'est pas une révélation. Quand on demandait à Kant si nous vivions déjà dans l'époque des lumières, une époque vraiment éclairée, il répondait : « Non, mais dans une époque en voie d'éclairement. » Telle semble être la vocation de notre espèce : recommencer tous les jours ce labeur, tout en sachant qu'il est interminable.
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