L’Apocalypse dans les discours du 21e siècle

Avec l'aimable autorisation du Bulletin of the Atomic Scientists
Ajustement de l'horloge de l'Apocalypse en 2025
Imaginée en 1947 pour la Une du Bulletin of the Atomic Scientist, l'horloge de l'Apocalypse traduit les craintes qui émergent face à la menace nucléaire, incarnée deux ans auparavant à Hiroshima et Nagasaki. Cette installation pensée par l'artiste Martyl Langsdorf propose de mesurer de manière allégorique le temps qui sépare l'humanité de sa destruction finale, en prenant en compte les risques technologiques et biologiques, mais aussi la situation géopolitique mondiale et la crise climatique.
L'horloge est régulièrement remise à l'heure par l'équipe du Bulletin. En 1991, dans la vague d'espoir née de la chute de l'URSS, le temps restant avant l'heure fatidique de minuit est évalué à 17 minutes. En 2024, face à la montée des tensions géopolitiques (guerre entre l'Ukraine et la Russie, recrudescence du conflit israélo-palestinien) et à l'inaction climatique, le temps s'est réduit à 90 secondes, puis à 89 seconde en 2025.
Avec l'aimable autorisation du Bulletin of the Atomic Scientists
Une eschatologie sans eschaton ?
Modernité et tradition

L’Ascension et la Parousie
Ce manuscrit des Homélies à la Vierge par le moine Jacques du monastère de Kokkinobaphos, abondamment orné d'enluminures inspirées d'épisodes de la vie de Marie, témoigne du renouveau artistique qui caractérise le 12e siècle byzantin. Le rapprochement des thèmes de l'Ascension et de la Parousie (retour glorieux du Christ) apparaît déjà dans des œuvres plus anciennes. Dans le cas présent, ce rapprochement n'est pas visuellement représenté, mais est exprimé par le choix des textes figurant sur les phylactères qui ont un sens eschatologique (Isaïe 63,1 et Psaumes 46,6).
L'interdit de Moïse concernant la représentation divine n'a pas été repris par le christianisme mais le développement du culte envers les images a très tôt suscité un débat doctrinal et théologique. La tradition orientale lui confère une dimension sacrée : l'icône est une fenêtre ouverte sur l'invisible. Dans la tradition occidentale, l'image, si elle contribue à magnifier la parole divine, préside aussi largement aux apprentissages et à la mémorisation des séquences du texte.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
C’est précisément ce qui a disparu, dans nos sociétés sécularisées de l’âge contemporain. Le terme même d’« Apocalypse » a changé de sens : on ne l’entend plus en tant que « révélation » – son sens étymologique – mais comme simple synonyme d’abominable calamité. L’espoir a disparu et seule demeure la crainte de la fin du monde. Les discours sur la fin du monde sont désormais privés d’une fin véritable, c’est à dire d’un eschaton en grec.
Il s’agit cette fois d’une apocalypse non religieuse, sans eschaton, dans laquelle se trouve impliquée une partie non négligeable de la culture occidentale
La possibilité de l’autodestruction
Une des raisons premières à ce phénomène est évidemment à chercher en août 1945 au Japon. Le feu nucléaire qui a ravagé Hiroshima et Nagasaki est resté dans toutes les mémoires : nous avons maintenant la certitude que l’humanité a la capacité de s’auto-annihiler. Cette certitude s’ancre un peu plus dans nos imaginaires, année après année, à mesure que l’arsenal nucléaire des grandes nations s’accroît.

Seconde bombe atomique larguée sur Nagasaki, le 9 août 1945
Le 9 août 1945, trois jours après Hiroshima, l'armée américaine largue une bombre nucléaire sur la ville de Nagasaki pour containdre le Japon à la reddition. La ville, l'un des plus importants ports du Japon, compte environ 250 000 habitants. Elle prend flamme rapidement. Plusieurs dizaines de milliers de personnes meurent du fait de l'explosion, le reste étant soumis à d'importantes radiations dont les effets à long terme sont dévastateurs.
Domaine public
Domaine public

Hiroshima après sa destruction par une bombe atomique
Le 6 août 1945, pour la première fois de l'histoire, une bombe atomique est larguée sur la ville d'Hiroshima afin de pousser le Japon à la capitulation. La ville, l'un des principaux centres urbains du pays, est rasée et perd près de la moitié de population. Le bilan humain reste débattu, mais est estimé entre 90 000 et 140 000 personnes, sans compter les irradiés à long terme. Cette photographie, publiée par le New York World-Telegram et le Sun Newspaper, montre l'état de la ville près d'un an après la catastrophe : un champ de ruine où peinent à survivre quelques habitants.
Domaine public
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Les traités de non-prolifération ne rassurent personne, d’autant que désormais, plusieurs grandes puissances sont capables de dévaster le monde un nombre incalculable de fois. C’est spécifiquement le point de départ de multiples dystopies plus ou moins récentes, comme en témoignent des œuvres qui vont de Malevil à la célèbre série de science-fiction Battlestar Galactica en passant par le Docteur Folamour.
Omniprésence de l’Apocalypse

Tous les sujets mènent à l'Apocalypse
© Le Muscadier, © Librinova, © Éditions Baudelaire, © L'Archipel
© Le Muscadier, © Librinova, © Éditions Baudelaire, © L'Archipel
Si on ne peut ici évoquer ici toutes les raisons qui président à la propagation actuelle des discours de la Fin, force est de constater que la rhétorique de l’Apocalypse est aujourd’hui omniprésente. Survient une catastrophe naturelle ? Une crise économique menace ? La pandémie de Covid21 ? Une chaleur excessive due au réchauffement climatique ? La guerre de la Russie contre l’Ukraine ? c’est l’Apocalypse ! Le thème s’infiltre partout et tend à devenir le référentiel ultime de toute situation de crise.

Évolution de l'usage du terme « Apocalypse » dans les livres en français publiés sur Google books
© Google Ngrams
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Des textes d’une violence extrême
Le phénomène prend ces derniers temps tellement d’ampleur qu’on serait tenté d’en sourire. Ce serait commettre une erreur, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il ne faut pas oublier que les mythes de l’Apocalypse, qu’il s’agisse de celle de Jean ou d’autres, sont marqués par une violence extrême. Les images que rencontrent les lecteurs ont pour objectif de marquer les esprits et de fait, elles y parviennent.
Et l'ange jeta sa faucille sur la terre, il vendangea la vigne de la terre et jeta la vendange dans la grande cuve de la colère de Dieu. On foula la cuve hors de la cité, et de la cuve sortit du sang qui monta jusqu'au mors des chevaux sur une étendue de mille six cents stades.
Les flots de sang prédits ici parlent d’eux-mêmes. Le retour au premier plan de textes qui font annonce des massacres, des effusions de sang et une extrême violence ne peut être considéré comme rassurant.
Une vision binaire du monde

L'Enfer et le paradis
L'enlumineur rouennais Robert Bovyin, parfois connu sous le nom de Robinet Bovyin, est considéré comme l'auteur des peintures de ce livre d'heures.
Conçus en général dans un cadre commercial, sans commanditaire précis, les livres d'heures se ressemblent souvent. Ils servaient aux dévotions quotidiennes d'une clientèle bourgeoise.
Bibliothèque nationale de France
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Il va de soi que cette assignation à un camp n’est pas conçue pour créer de la nuance et n’est guère compatible avec le système démocratique : si le camp adverse est celui du Mal, il faut le détruire ! En ce sens les anathèmes prononcés par les supporters de Donald Trump durant la campagne électorale interrogent. Peut-on traiter son adversaire d’Antichrist ou de diable et accepter cependant sa victoire à une élection ?
Un terreau fertile pour l’extrémisme
Il faut également se souvenir que les mythes de l’Apocalypse viennent irriguer des pensées extrémistes. En 1979, lors du « soulèvement messianique » de la Mecque, Juhayman al-Otaybi se proclame Mahdi, c’est-à-dire l’imam caché de la tradition chiite censé revenir à la fin des temps. Il prend, à l’aide d’un groupe armé, le contrôle de la Grande Mosquée de la Mecque. Persuadé de l’imminence de la fin, cet exalté veut éradiquer les forces du Mal et provoquer un soulèvement en Arabie. Rien ne se passa mais l’affaire se termina dans un terrible bain de sang. En 2015, les attentats contre Charlie Hebdo ont également été soutenus par une idéologie apocalyptique.

Attaque de La Mecque en 1979
Le 20 novembre 1979, un groupe de musulmans hostiles au pouvoir saoudiens et menés par Jihman bin Saif al-Otaiba, attaquent le sanctuaire de La Mecque, premier lieu saint de l'islam. Prenant les pèlerins en otage, ils se barricadent dans le sanctuaire, dont ils sont finalement délogés par le GIGN, envoyé par la France à la demande de l'Arabie. L'attaque se fait par la force et dans le sang ; on décompte 153 mots et 560 selon un décompte officiel. Les preneurs d'otages arrêtés seront tous exécutés.
L'année 1979 est particulièrement importante dans l'évolution des mouvements islamistes : c'est aussi à cette date qu'a lieu la Révolution islamique en Iran et qu'un attentat a lieu à l'école d'artillerie d'Alep. Cette même année, l'Armée rouge envahit l'Afghanistan, favorisant la radication des populations combattantes.
© AFP
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Mémorial aux davidiens morts dans le massacre de Waco
Le centre du Mont Carmel, au Texas, était le siège des Davidiens, une branche de la secte millénariste des Adventistes du septième jour. En 1993, il est au cœur d'un assaut meurtrier mené par la police fédérale américaine, qui s'achève par un violent incendie. Quatre-vingt six personnes périssent, dont de jeunes enfants.
Ce mémorial, élevé sur le site, énonce les noms des leaders du mouvement, notamment David Koreh (alias Vernon Howell) en les qualifiant de « sept bergers du mouvement adventiste ».
Photographie Acdixon, wikimedia commons / CC BY-SA 4.0
Photographie Acdixon, wikimedia commons / CC BY-SA 4.0
Mais l’islam n’a pas le monopole du terrorisme apocalyptique. Lors de l’épisode de Waco, au Texas, en 1993, une secte de fondamentalistes chrétiens persuadée de l’imminence de l’Apocalypse trafique des armes semi-automatiques. Un mandat d’arrêt est lancé contre David Koresh, le leader de ces « davidiens ». Les autorités tentent de lancer une perquisition ; un terrible fusillade éclate, suivie d’un incendie. On compte près d’une centaine de morts, et la secte est complètement décimée. Quant à Anders Behring Breivik, qui a massacré à lui seul soixante-dix-sept personnes et en a blessé cent cinquante autre en Suède en juillet 2011, il a publié un journal aux accents eschatologiques et apocalyptiques.
Le retour des fondamentalistes ?
Plus généralement il est possible que l’usage constant de thèmes apocalyptiques favorise le retour sur le devant de la scène de fondamentalistes, qui ne se limitent pas à invoquer la catastrophe à venir mais décident au contraire de l’accompagner, pour accélérer le plan de Dieu envers l’humanité et faciliter son règne.
Alors, comme maintenant, les doctrines apocalyptiques révolutionnaires s’épanouirent dans un climat d’angoisse cosmique.
L'histoire connaît de nombreux exemples de ce type de comportements. Avec le début des croisades, au 11e siècle, les attentes eschatologiques s’intensifièrent. Les populations juives en furent les victimes et des massacres eurent lieu en France, comme à Rouen, et dans la vallée du Rhin, à Worms ou à Mayence ; en exterminant les juifs, ou en forçant leur conversion, des populations chrétiennes radicalisées pensaient hâter le retour du Christ.

Et moi, Jean, je vis la sainte cité, la nouvelle Jérusalem, qui descendait du Ciel, d'auprès de Dieu
Les douze planches de l’Apocalypse de Saint Jean, présentées sous une couverture illustrée, composent le douzième et dernier album lithographique publié par Odilon Redon.
Le mysticisme de Redon, davantage nourri de syncrétisme et d’attrait pour l’ésotérisme que de doxa catholique, avait tout pour s’accorder avec le récit prophétique de l’Apocalypse. Si son imagination est particulièrement réceptive au langage allégorique et symbolique, il n’en reste pas moins fidèle au texte dont les extraits choisis sont imprimés, en guise de légendes, sous ses interprétations plastiques.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
La multiplication des crises, ces dernières années, qu’elles soient, environnementales, géopolitiques, économiques, etc… favorise singulièrement la résurgence d’une rhétorique de l’Apocalypse qui pourrait se révéler dangereuse. Tout comme Norman Cohn, on peut y voir un révélateur des angoisses qui travaillent nos sociétés contemporaines et des périls planétaires qui les menacent.
Provenance
Cet article a été rédigé dans le cadre de l'exposition Apocalypse, hier et demain présentée à la BnF du 4 février au 8 juin 2025.
Lien permanent
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